« Notre système fonctionne comme une fabrique de clandestins »

Dans son dernier livre, Les geôles de la République, le sénateur Louis Mermaz rend compte de ses visites dans les zones d’attente et centres de rétention de l’Hexagone. Il dénonce les conditions d’accueil et de détention que ces prisons clandestines réservent aux étrangers. Ces zones d’exception révèlent les impasses et contradictions de la politique d’immigration et d’asile française.

 

Ce qui frappe, à lire votre livre, c’est qu’il est écrit avec véhémence, j’imagine donc que vous l’avez destiné à susciter un débat, si ce n’est un effet de choc parmi vos collègues. Est-ce qu’il a produit l’effet escompté ?

Pour le moment pas du tout. Je suis allé deux fois de suite visiter des zones d’attente où sont réceptionnées plutôt qu’accueillies des personnes en provenance de l’étranger jugées en situation irrégulière et des centres de rétention administrative où se trouvent des personnes également en situation irrégulière – des « sans papiers ». J’ai fait un rapport pour le budget 2001 de la police nationale, avec un large chapitre ciblé sur les zones d’attente qui dépendent de la police aux frontières et les centres de rétention administrative qui dépendent de la police nationale. J’ai visité à nouveau en juin 2001 ce type de centres, j’ai suivi l’actualité des publications spécialisées, comme celles de l’ANAFE, de la CIMADE, d’Amnesty international, j’ai lu la presse – non seulement ça n’a pas changé, mais sur certains points, ça se serait plutôt aggravé.

 

A quoi tient cette exception si criante aux règles de l’Etat de droit, par rapport à ces personnes-là, ces catégories particulières ?

Je pense que l’opinion publique est assez ignorante de ces faits. Evidemment, ceux qui se mobilisent – La Croix rouge à Sangatte (il s’agit là d’un camp de réfugiés), les organismes que j’ai cités auxquels il faudrait ajouter la Ligue des Droits de l’Homme et un certain nombre d’autres associations, des avocats, des parlementaires – sont sensibles à ce sujet. Mais même s’il y a de loin en loin des articles dans la presse, il n’y a pas une émotion au plan national qui fasse que ça crée un climat favorable à une modification. D’autre part, le gouvernement a apporté quelques améliorations, notamment en fermant l’hôtel Ibis à Roissy, dont deux étages étaient dans un état déplorable, il a construit ce qu’on appelle ZAPI 3 (Zone d’attente des personnes en instance) qui est un peu plus satisfaisant – matériellement, quand je l’ai visité au printemps dernier ou encore au début de février cette année, c’est propre, neuf – mais ça ne veut pas dire que le problème des personnes qui sont retenues là soit réglé ; il y a à la fois les conditions matérielles et l’exercice de leurs droits par ceux qui sont demandeurs de l’asile.

Pourquoi est-ce que le gouvernement ne va pas plus loin ? J’ai interpellé le ministre de l’Intérieur dans le cadre du projet de budget de 2001, j’ai saisi à deux reprises le Premier ministre, j’espère que ça va changer… Mais pour le moment, la situation va plutôt empirant, du fait de l’accroissement des flux migratoires. Avec tout ce qui se passe au Proche-Orient, en Afghanistan, la misère du tiers-monde, il y a de plus en plus de gens qui arrivent et le problème ne va pas disparaître. Je ne pense pas qu’il faille se dire qu’une amélioration des conditions à l’arrivée soit susceptible de créer un “ appel d’air ”, comme on entend dire parfois. De toute façon, ceux qui fuient les régions de famine, de détresse, d’exactions et de guerres civiles essaieront toujours de venir dans des pays où la situation pour eux est “ meilleure ” – même si le mot doit être mis entre guillemets.

 

Est-ce que la situation que vous décrivez ne serait pas le symptôme d’un phénomène plus alarmant encore – la quasi-disparition du droit d’asile ?

La France a une tradition d’accueil, mais il faut se rappeler que de grandes variations se produisent selon les périodes. Nous sommes fiers de revendiquer le titre de patrie des Droits de l’Homme, nous avons joué notre rôle historique, les Anglais et d’autres peuples ont eu le leur, mais dans la réalité, cela dépend des périodes. En ce qui concerne l’accueil des immigrés, au sens large du terme, on constate qu’on les accueille dans les périodes économiques où l’on a besoin d’eux – au XIXème siècle, les frontières s’ouvrent et à la fin du XIXème siècle, c’est parfois le patronat qui demande aux pouvoirs publics d’ouvrir les frontières parce qu’il a besoin de salariés. On est très heureux de les accueillir jusqu’à la crise de 1929. Après, on les prie de repartir chez eux. On est à nouveau très heureux de les accueillir de 1945 à 1970, puis lorsque se produit le premier choc pétrolier, on leur a fait comprendre qu’il vaudrait mieux qu’ils repartent. Ce n’est pas un comportement spécialement digne, notamment à l’égard de populations issues de pays dans lesquels nous sommes allés en conquérants. Des liens se sont créés. Ils sont venus comme travailleurs, ont participé à des guerres mondiales et il est donc naturel que lorsqu’ils sont dans une situation de détresse, ils pensent à un pays comme la France, de même que ceux de l’ancien empire britannique pensent à la Grande-Bretagne. Il faut avoir en tête cet arrière-plan historique pour traiter ce problème. Il faut aussi avoir conscience du fait que la situation dans le monde est telle que les flux migratoires ne vont pas s’interrompre. Quand on voit le caractère inopérant des G7 et des G8, on est assuré du fait que les flux migratoires vont continuer. On doit donc s’organiser pour faire en sorte d’être digne de cette tradition des Droits de l’Homme. Mais il y a aussi le droit d’asile proprement dit. Là, nous ne faisons pas notre devoir. Nous sommes loin de faire tout ce que nous devrions faire pour honorer la Convention de Genève adoptée après la Seconde Guerre mondiale.

 

Concernant ce droit, précisément, si l’on compare à ce qui était le cas, il y a encore quelques décennies, la situation semble s’être considérablement dégradée… 

Encore une fois, la France a une tradition d’accueil, comme cela s’est manifesté souvent au XIXème siècle, notamment pour les Italiens qui fuyaient des monarchies autoritaires, puis à nouveau au siècle suivant, on l’a fait pour toutes les nationalités qui étaient persécutées dans leurs pays, mais nous nous sommes comportés différemment dans d’autres périodes : les réfugiés espagnols, au moment de la guerre civile ont été internés et ceux qui n’ont pas pu s’évader en 1940 se sont retrouvés prisonniers des nazis… Il y a donc des hauts et des bas, dans la politique d’accueil de ce pays, il faut le dire sans  complexe, car les autres pays ne sont guère mieux lotis… Aujourd’hui, on peut dire en gros que celui qui, au sortir d’une zone d’attente, va demander à bénéficier du droit d’asile après le passage au travers du tamis de l’OFPRA  (Office français pour la protection des réfugiés et apatrides), avec l’appel éventuel devant la Commission de recours des réfugiés, a une chance sur cinq d’obtenir satisfaction – ceci au bout de six mois, un an, parfois dix-huit mois… Mais, comme ceux qui après avoir été placés vingt jours sous la surveillance de l’autorité préfectorale puis de la Justice, vont se trouver élargis, bénéficiant d’un sauf-conduit de huit jours pour faire des démarches, savent qu’ils ont assez peu de chances, ils seront nombreux à ne même pas solliciter l’asile. Ils vont disparaître dans la nature, jusqu’au moment où ils seront à la merci d’un contrôle de police et vont échouer dans un centre de rétention avec, au bout de douze jours, si l’administration n’a pas réussi à les faire repartir, une libération à la clé, jusqu’au tour suivant… Ainsi, notre système fonctionne comme une fabrique de clandestins, des personnes qui sont dans une situation précaire, qui n’ont pas le droit de travailler, même celles qui ont pu faire une demande – elles sont 48 000 aujourd’hui – ne bénéficient pas d’une scolarisation automatique pour leurs enfants. Sur le plan du travail, de la santé, de la vie familiale, ce sont des gens qui sont des ombres dans notre société et je trouve cela révoltant.

 

Votre livre montre de façon implacable que les infractions à la loi du fait de l’administration et de la police sont nombreuses dans ces centres…

Là aussi, ça dépend des policiers. Il y a des comportements très différents. Mais ce qui pose vraiment problème, c’est que par exemple, dans les zones d’attente, des associations comme l’ANAFE ou la CIMADE n’ont droit qu’à des visites accordées parcimonieusement et elles sont exclues d’une zone où il serait intéressant qu’elles aient accès, tout comme les journalistes –  les zones internationales. En effet, entre le débarquement de la passerelle d’avion et le contrôle dans un poste de police, il y a quelques dizaines de mètres qui constituent une zone de non-droit, puisque juridiquement, ces lieux sont qualifiés d’ »extraterritoriaux », mais placés sous souveraineté française. Et c’est à cause de ce montage juridique que l’ont oppose aux journalistes et aux associations cet argument : vous ne pouvez pas y aller, puisque ce n’est pas la France! Les seuls qui ont pu y accéder jusqu’à présent, ce sont des parlementaires, sans qu’on soit allé jusqu’à leur y demander leur passeport. C’est vraiment une absurdité juridique.

Les associations ont des possibilités pour aller dans les centres de rétention administrative ou dans les zones d’attente, tout en rencontrant des difficultés ; les avocats aussi connaissent des difficultés. Par exemple, vous avez un centre de rétention administrative à Vincennes. Quand je l’ai visité, on m’a dit: « les avocats se sont découragés, c’est loin de Paris, ils viennent quand ils sont appelés par des clients ou quand des associations leur demandent de venir, mais ils ont renoncé à tenir une permanence ». Et puis qu’est ce que j’apprends? En fait le ministère de l’Intérieur s’y oppose. Si au Tribunal administratif le Barreau a été débouté, il a eu satisfaction devant la Cour d’Appel administrative pour obtenir une permanence d’avocats. Aujourd’hui l’affaire est pendante devant le Conseil d’Etat… C’est la preuve que le gouvernement n’y met pas beaucoup de bonne volonté, les avocats étant réduits à engager des actions pour essayer de tenir une permanence.

Dans le même sens, on constate que les gens reçoivent dans les zones d’attente une carte téléphonique mais selon les secteurs – et c’est la même chose dans les centres de rétention – on leur en donne une gratuitement ou alors il faut qu’ils la paient. Alors, s’ils n’ont pas d’argent, ils n’ont pas de carte. Assez souvent les téléphones sont en panne. Si vous lisez les rapports annuels de l’ANAFE, vous constaterez qu’il y a des choses qui sont écrites noir sur blanc, dont la presse s’est fait écho, et qui n’ont pas été démenties. Moi, bien sûr, j’ai été reçu correctement, simplement. Quand j’ai demandé ici ou là si le jour franc pendant lequel on ne peut pas expulser quelqu’un arrivé en situation irrégulière était bien respecté, on m’a répondu affirmativement, tout en me disant qu’on essayait de faire en sorte que ces personnes repartent le plus vite possible par l’avion suivant. J’ai interrogé un jour à Roissy un officier de permanence et je lui ai demandé la chose suivante: quand quelqu’un arrive d’un pays d’Afrique comme la Sierra Leone, la Guinée, le Congo Kinshasa, et vous dit que sa famille a été massacrée, qu’il est lui-même en danger, raconte une histoire qui a l’air plausible, est-ce que ça vaut demande de droit d’asile ? Et il m’a répondu nettement: non, il faut que cette personne prononce la formule ! Comme si des gens dans cette situation étaient au courant de toutes les finasseries administratives européennes… Vraiment, on fait tout ce qu’on peut pour les décourager, toujours parce que le gouvernement s’obnubile avec cette histoire d' »appel d’air ». Je trouve la situation actuelle absurde du point de vue de la morale politique, horrible. Et pour la réputation de la France, c’est très mauvais : ces personnes-là pourraient être accueillies. J’ai interrogé le ministre des Affaires étrangères, M. Védrine, en commission des Affaires étrangères du Sénat, et il m’a rétorqué: “ il faut être sérieux ”. Toujours le fameux “ appel d’air ”… Il faut être sérieux, certes, mais on n’empêchera pas, avec la situation du monde, les flux migratoires d’augmenter. Donc, il faut les organiser.

A Sangatte, on nous dit : tous ces gens-là veulent aller en Grande-Bretagne. C’est vrai. Leur motivation est que dans ce pays, il y a encore l’habeas corpus. Une fois que vous avez franchi les frontières, on ne va pas vous demander vos papiers d’identité, on vous contrôlera simplement si vous êtes en train de commettre un délit. Mais si vous vous comportez normalement, on n’a pas le droit de le faire. Les Anglais n’ont eu de carte d’identité que pendant la guerre. Ensuite, la législation sociale est beaucoup plus propice qu’ici, ils reçoivent un petit pécule, ils sont aidés pour leur logement. Mais il faut dire aussi qu’il y a les filières. Beaucoup de personnes passent par celles-ci. Les filières prélèvent ensuite sur leur salaire le prix du voyage qu’elles ont avancé. Les candidats au voyage paient d’ailleurs très cher… A Sangatte, vous avez des gens qui parfois se sont endettés considérablement, et le type qui les fait passer et que parfois on arrête ne représente que le dernier maillon de la chaîne. Le gros bonnet, lui, est à Ankara ou dans quelque autre capitale, c’est un industriel du crime. Aujourd’hui, le trafic d’êtres humains, c’est celui qui rapporte le plus après la drogue, presque à hauteur du trafic d’armes ! On peut dire aussi que si les consulats européens n’étaient pas aussi bouclés, ces gens-là iraient peut-être demander des visas. Mais à partir du moment où ils savent qu’ils ont très peu de chances d’en obtenir, sauf s’ils appartiennent à la haute société, ils s’adressent au système clandestin. Tout cela est assez épouvantable.

On dit : il faudrait une politique européenne. En Europe, c’est en dents de scie. Par exemple, en Italie, d’Alema avait régularisé beaucoup de gens ; Berlusconi, c’est une autre musique. En Espagne, Aznar était assez restrictif, mais devant la poussée de la société civile, le gouvernement espagnol a régularisé beaucoup de gens il y a deux ans. En France, on a régularisé un peu moins des deux tiers des sans papiers. Selon les préfectures, on a été plus ou moins libéral, et puis il y en a un tiers dont on sait qu’ils sont dans la clandestinité. Et comme on ne va pas faire de charters, ce qui serait l’horreur des horreurs, on sait bien qu’ils sont là… C’est donc un comportement hypocrite qui est néfaste à tout le monde. Encore une fois : il n’est pas bon dans un pays d’avoir des gens qui rasent les murs. En Allemagne, les autorités sont assez réalistes : comme l’Allemagne a une démographie en recul et un besoin de main d’œuvre, elles pratiquent une sorte d’immigration sélective. On recherche des informaticiens par exemple – dix mille par ans – , on s’ouvre donc à des Indiens, des Sri Lankais… Mais les Allemands ont également compris que les enfants des immigrés turcs resteraient en Allemagne et ont renoncé à ce fameux droit du sang pour adopter le droit du sol à la française et ils viennent de voter une loi selon laquelle les enfants d’immigrés turcs dont les parents sont depuis au moins huit ans en Allemagne, deviendront à la naissance citoyens allemands, sauf à revendiquer leur nationalité turque à la majorité. Il y a donc des pays qui sont parfois plus ouverts, parfois moins ouverts que nous, mais c’est très difficile d’avoir une législation européenne parce qu’il faut qu’alors prévale la règle de l’unanimité. A Tempéré (Finlande), on a décidé il y a deux ans d’aller dans le sens d’une harmonisation européenne, mais il suffit qu’un seul des pays ne soit pas d’accord pour que son veto bloque tout. C’est donc un très long parcours du combattant…

 

L’Express daté du 10 janvier 2002 faisait état d’une note émanant du ministère des Affaires étrangères. Dans cette note, un haut-fonctionnaire évoque ce qu’il appelle les “ dérives du droit d’asile ”, résultat de l’accroissement constant du nombre de demandes adressées à l’OFPRA et souvent infondées selon lui…

… Assez inquiétant, en effet. On se demande s’il ne s’agit pas d’un ballon d’essai pour préparer l’opinion publique à une politique de plus grande fermeture. Il ne faut pas inquiéter ainsi les gens. Je le répète : le système n’est pas, à mon sens, laxiste, mais il est vrai qu’à côté de l’exode de caractère politique, pour lequel on n’est pas assez généreux (vis-à-vis des Algériens, c’est évident, ce sont des gens qui ne sont pas éloignés de nous, ni historiquement, ni humainement, ni géographiquement, nous ne sommes pas assez ouverts à ces détresses), mais il y a aussi maintenant, on le voit à Sangatte, un exode économique. Le procureur de la République de Boulogne dont dépend le secteur de Sangatte me disait : “ moi, je suis sévère avec les passeurs, mais quand je vois des gens qui fuient des famines, la guerre civile, les bombardements en Irak, je n’ai pas le cœur de les condamner ”. C’est un bon comportement. Les passeurs : bien sûr, on doit sévir contre eux, tout en se disant que le passeur, c’est parfois un clandestin qui “ se débrouille ”. Encore une fois, le grossium, il n’est pas au bord de la mer du Nord !

 

Il est à craindre que la période électorale ne soit pas particulièrement propice à des avancées significatives sur ces questions…

On est dans un climat sécuritaire, très entretenu par certains médias. Il ne faudrait pas que les gens aient l’impression que tout est en train de flamber. Je souhaite vraiment que la gauche ne cède pas à ce climat parce qu’en cette matière, il y en a qui feront toujours mieux que nous… Nous (la gauche au gouvernement) sommes certainement meilleurs que les autres pour créer les conditions de la sécurité, mais certainement pas pour exploiter le thème… Tout se tient. Je regrette qu’on soit revenu sur certains articles de la loi sur la présomption d’innocence qui était vraiment une loi d’avancée. Je regrette beaucoup qu’après le travail que le Sénat et l’Assemblée nationale ont fait sur les maisons d’arrêt et les prisons, le débat sur la loi pénitentiaire soit reporté au-delà des élections. Il faut que la gauche fasse attention, ce n’est pas qu’un problème de moralité, mais aussi de stratégie, de ne pas faire toute la campagne électorale sur la sécurité – n’oublions pas que la droite, elle, sait s’y prendre pour affoler les gens. Je cite toujours cet exemple : quand Giscard a voulu piéger Mitterrand en demandant : “ Vous êtes pour la suppression de la peine de mort ! ” Mitterrand a répondu, bien que les sondages à l’époque aient indiqué qu’une grosse majorité de Français étaient favorables au maintien de la peine de mort : “ Je suis pour sa suppression ”. Ainsi, même ceux qui n’étaient pas d’accord ont pensé : voilà au moins quelqu’un qui est courageux. Cela pour dire que sur ces thèmes, il ne faut pas baisser la garde.

 

L’enquête que vous avez réalisée pour écrire ce livre a-t-elle modifié votre perception de la société, de la politique ?

Non, je suis historien, je sais donc que de telles situations peuvent exister. Mais je ne savais pas – comme pour les prisons d’ailleurs – que les choses étaient à ce point. J’avais lu des articles, par exemple sur le centre de rétention d’Arenc à Marseille, où l’on signalait des cas d’enfants retenus – des mineurs ne devraient jamais être en zone d’attente ! Ou bien les gens qui sont libérés par les tribunaux pour vice de forme ne devraient pas se retrouver à la rue sans rien, à la merci d’avocats marrons, de personnages douteux… Non, ce qui me met en colère, c’est de voir que, même quand on dénonce de telles situations, dans le fond, il ne se passe rien et les ONG ont le même sentiment. Je suis sûr que beaucoup de gens seraient susceptibles de se mobiliser sur ces questions. Et là, l’honnêteté et la tactique se rejoignent. Car tous ces gens-là, si l’on veut qu’ils votent pour la gauche, il faut aussi qu’ils aient le sentiment que les valeurs auxquelles celle-ci se réfère sont honorées…

 

Une régularisation des “ sans-papiers ”, telle que François Mitterrand l’avait pratiquée en 1981 ne s’impose t-elle pas de nouveau aujourd’hui ?

Bien sûr. Nous aurions dû le faire dès 1997. Quand François Mitterrand est revenu de l’Arc de Triomphe, le jour de sa prise de fonctions (le 21 mai 1981), il a déclaré à son entourage : “ Aujourd’hui les plus heureux, ce sont les immigrés. ” Ensuite, ceux qui n’avaient pas de papiers ont été régularisés. Si nous avions recommencé en 1997, nous n’aurions pas aujourd’hui soixante mille personnes non régularisées. Elles auraient trouvé leur place dans la société et nous aurions pu les aider plus facilement. On déforme souvent une formule de Michel Rocard : “ On ne peut pas accueillir toute la misère du monde. ” Mais on oublie de citer la suite de ce qu’il a dit : “ Mais on doit en prendre notre part. ” Cela change tout… Personne n’a dit que nous allions accueillir cinquante millions de malheureux. Il y a un milliard de personnes qui vivent en dessous du seuil de pauvreté, personne n’a jamais proposé de les faire venir dans l’Hexagone, en Europe ou dans, les pays développés. La phrase de Rocard était donc claire.

 

Quelles sont vos propositions sur le plan politique, humanitaire et sanitaire ?

D’abord, obtenir des locaux et des lits en nombre suffisant dans les centres. Le gouvernement travaille dans cette perspective, puisque le ministère de l’Emploi et de la Solidarité va créer trois mille lits au cours de l’année 2002. Mais c’est très insuffisant par rapport aux quarante mille demandeurs d’asile. Il existe dix fois plus de lits disponibles dans des pays de moindre taille comme la Belgique ou la Hollande. Il y a un effort financier que la quatrième puissance économique du monde peut fournir. Ensuite, il faut un traitement adapté pour les mineurs, accompagnés ou seuls (les enfants errants). Il faut que les réfugiés qui sont professeurs, instituteurs, ingénieurs ou médecins, que l’on rencontre à Sangatte, sachent que la France peut les accueillir. On dit souvent qu’il faut aider les pays d’origine des demandeurs d’asile. Mais il est impossible de faire des investissements pour que les populations vivent mieux dans un pays comme l’Irak, il faudrait d’abord que les Américains arrêtent de bombarder ce pays. Ça n’est pas facile en Iran et dans les pays d’Afrique francophone… Erik Orsenna à raison de rappeler dans un article au vitriol (Le Monde du 5 janvier 2002), qu’en matière d’aide au développement, la France a reculé. Même si nous faisions mieux et plus, la situation est telle dans ces pays-là, qu’une partie de leur population essaierait de venir en Europe. Les Cubains et les Mexicains, par exemple, malgré tous les contrôles, parviennent à entrer aux Etats-Unis. C’est un mouvement international et la conséquence de la mondialisation, c’est-à-dire de l’exploitation capitaliste du monde. Parmi ces propositions, les plus faciles à réaliser concernent toutes les mesures d’urgence : un accueil sanitaire correct, un accès au corps médical et aux soins facilité et non plus au compte-gouttes, avoir la visite d’un avocat, être aidé pour remplir des dossiers et s’occuper des enfants. Mais le problème de fond demeure : quelle politique d’immigration ? Il ne s’agit pas de les accueillir le mieux possible pour ensuite les renvoyer. S’il y a autant de gens à Sangatte, ça n’est pas parce que brusquement nous faisons preuve d’altruisme, c’est parce que, en vertu de la Convention de Genève, ils sont inexpulsables. On essaie de les empêcher d’aller en Grande-Bretagne, à la demande des Anglais, mais on ne peut pas les expulser. C’est insoluble…

 

L’émotion suscitée par la mort de passagers clandestins, notamment  cinquante-huit Chinois découverts asphyxiés l’année dernière dans un camion frigorifique, aux environs de Calais, et la condamnation morale et pénale des passeurs, n’est-elle pas contradictoire avec la politique française d’immigration qui contraint des réfugiés – politiques et économiques – à prendre autant de risques ?

Ils n’ont pas d’autres moyens pour essayer d’entrer sur le territoire français. Certains diront : si on les accueille mieux, c’est l’appel d’air ! Je ne crois pas à ce raisonnement, on ne va pas légiférer pour le siècle à venir. Dans l’immédiat, il n’y a pas de solution satisfaisante car nous sommes dans une société mondiale injuste et comme nous n’avons pas les moyens de modifier les rapports de force brusquement, il faut donc, en attendant, parer au plus pressé. C’est comme si nous avions refusé, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, d’accueillir des réfugiés qui fuyaient des systèmes politiques épouvantables, au prétexte qu’il fallait d’abord combattre ces systèmes…

 

Quatre étrangers qui avaient participé, dans la nuit du 25 au 26 décembre, à la tentative de passage clandestin du tunnel sous la Manche, ont été condamnés, le 27 décembre, à quatre mois de prison ferme par le tribunal correctionnel de Boulogne-sur-mer, pour “ destruction volontaire en réunion ” et “ situation irrégulière sur le territoire français ” et à 300 000 euros de dommages et intérêts au profit du concessionnaire Eurotunnel. Qu’en pensez-vous ?

Cette somme est purement symbolique. A partir du moment où il y a des destructions, le tribunal applique la loi. Je ne suis pas favorable à une condamnation à de la prison ferme dans un cas comme celui-là et je suis également hostile à la double peine, sauf pour des cas extrêmes, de terroristes ou de gros trafiquants. Dans le centre de rétention d’Arenc, j’ai rencontré un Algérien, marié avec trois enfants nés en France, qui avait été condamné  à un an de prison pour trafic de stupéfiants et qui, malgré une volonté évidente de réinsertion – il avait suivi une formation professionnelle en électricité, peinture et plâtrerie et avait trouvé un emploi – devait être expulsé. La double peine est infligée de façon très inégale selon les tribunaux, cela dépend de la conscience du magistrat. Le petit dealer ne relève pas, selon moi, de la double peine, à la différence de celui qui est à la tête d’une filière. Il ne faut pas être laxiste pour pouvoir être généreux. Il ne faut recourir à des mesures extrêmes que lorsqu’il y a un vrai problème de sécurité publique, heureusement c’est assez rare.

 

A partir de 2006, la convention de Dublin (1990) permettra au Royaume-Uni, grâce au système de comparaison des empreintes digitales Eurodac, de renvoyer les demandeurs d’asile dans le premier pays européen par lequel ils sont arrivés. La France ne devrait-elle pas assouplir dès maintenant sa politique migratoire, plutôt qu’attendre une augmentation de ces demandeurs d’asile ?

L’Europe est en marche et l’harmonisation des politiques d’immigration est obligatoire. Ça n’est pas scandaleux de reconduire quelqu’un dans le pays européen d’où il vient. Mais il faudrait qu’il y ait, à courte échéance, un véritable espace européen et une politique d’immigration commune. Evidemment, il ne faudrait pas qu’il y ait trop de Berlusconi ou de Haider…

 

Le traité d’Amsterdam, paraphé en 1997 par les quinze pays de l’Union européenne, fixe à 2004 l’année butoir pour la définition d’une politique commune à l’égard des demandeurs d’asile. Sous quelle forme peut-on envisager une harmonisation des législations, compte tenu d’importantes différences qui séparent notamment la France et la Grande-Bretagne, pays où l’on accorde le droit de travailler aux étrangers qui sollicitent le statut de réfugié et où le contrôle d’identité n’existe pas ?

Nous sommes dans une situation absurde car nous fonctionnons comme des policiers pour le compte de la Grande-Bretagne : nous essayons d’empêcher les Irakiens, les Kurdes, les Afghans et les Sri Lankais de passer en Angleterre. S’ils arrivent à passer, ils sont tirés d’affaire, ensuite les Anglais ne les renvoient plus.

 

A l’occasion du cinquantième anniversaire de la convention de Genève, relative au statut des réfugiés, le 16 juin 2001, le président de l’Assemblée nationale, Raymond Forni, a organisé l’Assemblée des réfugiés. Les participants ont lancé “ l’appel de Paris ” qui demande aux pays riches de ne pas se livrer à des interprétations restrictives quant à l’origine des persécutions ; d’accorder aux candidats à l’asile, jusqu’à la décision définitive, une réelle protection, des conditions de vie décentes, comprenant l’hébergement, une protection sociale, le droit d’exercer une activité professionnelle pour les adultes et la scolarisation pour les enfants, sans exclure le rapatriement volontaire des réfugiés quand la situation dans le pays d’origine le permet. Quel sera l’avenir de cet appel ?

Nous sommes à la veille d’échéances électorales importantes et la politique à l’égard des demandeurs d’asile ne semble pas être la priorité du gouvernement. Je le regrette profondément. Les élections présidentielles ne se joueront pas sur les centres de rétention ou les zones d’attente de Calais ou Roissy. Les clandestins, dans leur quasi-totalité, ne sont pas des délinquants. Quand vous êtes entré clandestinement dans un pays, vous essayez de ne pas vous faire repérer. Il ne faut surtout pas laisser faire l’amalgame entre délinquance et immigration, même clandestine. Ce sont des gens sans droits, qui n’ont même pas le statut d’immigré, dans des lieux de non-droits. Ça n’est pas bon pour une société, quelle qu’elle soit, d’avoir sur son territoire des dizaines de milliers de personnes qui n’ont pas d’existence juridique. C’est l’un des sujets principaux auxquels les pays industrialisés seront confrontés dans le présent siècle. Fernand Braudel a utilisé une très belle expression à ce propos : “ Aujourd’hui, des pays comme la France et la Grande-Bretagne ont le problème colonial chez eux ”L’identité de la France). Du point de vue de la realpolitik, nous aurions intérêt à bien nous comporter avec les populations migrantes car elles pourraient constituer aussi un formidable atout pour la France…

Propos recueillis par Alain Brossat, philosophe et Jean-Marc Levent, éditeur et doctorant en philosophie
Cet entretien est extrait, avec son aimable autorisation, du numéro 10 de la revue Drôle d’époque à paraître à la mi-avril.

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