Médias sexistes ?

Impossible de s’attaquer à une rédaction en particulier. C’est malheureux, mais le sexisme est partout. Un livre édité par l’Association des femmes journalistes dresse un constat sévère de la situation.

Les médias sont-ils sexistes ? Question frontale qu’une petite balade dans la presse française rend très vite crédible. Deux exemples, puisés dans un petit livre malin écrit par quatre femmes journalistes, intitulé Dites-le avec des femmes, sont flagrants. Le quotidien Libération annonçait ainsi sans peur du ridicule le 8 février 1999 : « Yorkshire TV(…) lance un appel à tous les Britanniques souhaitant accoucher le 1er janvier 2000. (…) Si la chaîne s’apercevait en cours de grossesse, que certains candidats n’avaient conçu que pour passer à la télé, ils seraient éliminés. » De son côté, le titre de couverture du défunt magazine L’Européen du 3 juin 1998 (pourtant dirigé par une femme, Christine Okrent) annonçait : « Attention ! Les femmes. De la Sicile à la Finlande, elles gagnent des emplois, les hommes en perdent. »

Conscient ou inconscient, le sexisme imprègne le discours médiatique, lui-même fortement indexé sur une société encore très misogyne. Comme l’écrit pertinemment Natacha Henry : « Les exemples ne manquent pas. Le respect, il faut le gagner. Ce n’est pas une mince affaire quand on connaît la misogynie qui fait minauder les femmes et plaisanter les hommes. » Pour gagner ce respect, pour s’affranchir de « la domination masculine » supérieurement analysée par Pierre Bourdieu, les auteuses, membres de l’Association des femmes journalistes (AFJ), appellent la presse à prendre de l’avance sur la société, au lieu de la suivre servilement.

Première proposition : féminiser les noms sans vergogne, et suivre ainsi le bel exemple de l’expression « Madame la ministre » imposée par les femmes du gouvernement Jospin. Deuxième proposition, plus difficile à appliquer, parce qu’elles touchent au plus profond de nos comportements : changer la représentation des femmes dans les médias. Au moyen d’études statistiques très fines, qui permettent de donner toute sa réalité à une impression diffuse, Monique Trancart montre en effet que les femmes sont souvent citées dans les articles de presse par leurs prénoms, traitées avec plus de familiarité que les hommes, interrogées sur des sujets plus terre à terre, ou encore présentées plus souvent comme des victimes. Ce qui ne correspond pas, évidemment, à la réalité. Natacha Henry décrypte pour exemple un article du Monde daté du 15-16 août 1998, consacré aux « rollers dans la ville ».« Le traitement différentiel des patineurs et des patineuses est édifiant, écrit-elle avec ironie. Neuf hommes sont cités, notamment pour leur réflexion technique. Cinq femmes, dont Marie qui patine « pour se faire les fesses » et Liliane qui se félicite : « Dimanche, j’ai fait mon marché en roller. J’ai acheté des oeufs et des tomates. J’ai réussi à rentrer sans faire d’omelette. » Un jeune homme, Arnaud, explique ce qui l’attire dans la « rando » du vendredi soir : « Je viens surtout pour draguer. Il y a au moins 80% de filles. » Le journaliste développe : « L’abordage à roulettes n’est pourtant pas un sport de tout repos. » « Les filles, il faut pouvoir les rattraper, soupire Bernard, cinquante-cinq ans. Elles sont souvent très bonnes. » On en déduira donc que le roller consiste en une vaste course-poursuite de dragueurs tentant d’aborder des ménagères préoccupées par leurs muscles et la cuisine ! » Cet article est malheureusement loin d’être isolé !

L’AFJ appellent les journalistes conscients de ce sexisme flagrant à donner un autre statut aux femmes dans leurs articles, ce qui implique un renversement de perspective considérable. Il s’agit en effet d’aller à la fois contre des tendances sociales sacrément lourdes et contre le sexisme structurel des rédactions. Dans celles-ci, on ne compte que 38,5% de femmes, qui sont de plus souvent affectées dans les rubriques considérées comme les moins « nobles » ou les mieux adaptées à leurs « préoccupations naturelles » (santé, enfance, famille, consommation, éducation).

 

Loi du silence

Moins promues, moins payées, plus précaires, les femmes journalistes, pas vraiment en position de force, ont dès lors tendance à entretenir elles-mêmes ce que Virginie Barré nomme « la loi du silence » : « Car une journaliste suspectée de féminisme (contrairement à un(e) journaliste misogyne) n’est pas tout à fait considérée comme une personne raisonnable, fiable, « objective », n’est plus vraiment UN bon journaliste. (…) Si jamais, dans un moment d’égarement et malgré toutes ses précautions, une femme est identifiée comme féministe, il est probable, selon de nombreux témoignages, que la rédaction l’encourage à retrouver son objectivité. Florilège : « Tu as quelque chose aujourd’hui pour ta rubrique connasses ? » (ba)lance un confrère (sœur) en conférence de rédaction (là, il faut rire, c’est de l’humour. Si, si). « Quoi ? Ça ?  Enfin ! Mais voyons (mon petit), s’étouffe un chef de rubrique, c’est dépassé, ça n’intéresse plus personne. », ou : « Ah non, tu ne vas pas encore nous emm.. avec tes bonnes femmes », ou encore : « Ma pauvre fille, tu es vraiment d’un autre temps, tu te ridiculises toi-même », siffle un rédacteur en chef avant-gardiste à une courageuse qui écrit députée deux ans trop tôt. » Cette observation incisive du quotidien d’une rédaction montre l’ampleur de la tâche.

Pierre Bourdieu a magistralement montré qu’il ne suffisait pas de dénoncer la domination masculine pour la refouler. Profondément ancrée dans l’inconscient collectif, et dans l’organisation sociale, elle est structurelle. « S’il est tout à fait illusoire, commente Bourdieu, de croire que la violence symbolique peut être vaincue par les seules armes de la conscience et de la volonté, c’est que les effets et les conditions de son efficacité sont durablement inscrits au plus intime des corps sous forme de disposition ». Le sociologue allait même plus loin encore en écrivant : « Les hommes sont aussi prisonniers, et sournoisement victimes, de la représentation dominante. » Face à cette emprise fondamentale, polémiquer ne suffit pas : il faut décortiquer, fouiller, se regarder soi-même avec suspiscion, et ne pas nier l’ampleur du combat. En s’attaquant à un lieu social particulier, les médias, ce petit livre parvient à déjouer le piège de la bonne conscience ou de la solution miracle, en confortant son discours militant par une approche statistique et sociologique très fouillée. Voilà pourquoi il est manifestement d’utilité publique.

S’il ne traîne pas encore dans toutes les rédactions, il ne tient qu’aux lecteurs de le recommander à ses médias favoris ! Comme l’écrit Virginie Barré : « Ce seront peut-être les lectrices-auditrices-téléspectatrices (soutenues sans nul doute par quelques lecteurs-auditeurs-téléspectateurs avertis) lassées d’être exclues de l’information par son contenu comme par la mauvaise habitude qu’ont les journalistes de s’adresser à des hommes, qui viendront le mieux au secours des femmes journalistes. Récemment encore, un éditorialiste d’une grande radio française, intervenant à propos d’un débat sur la parité, a lâché un caricatural : « Au-delà de la revendication légitime de nos compagnes ! » Combien de femmes ont éteint leur radio ? » Combien surtout ont écrit directement à cet éditorialiste ?