Les « nègres de la forêt »

Les Noirs marrons de Guyane et du Suriname se désignent eux-mêmes par le terme « Businenge » (prononcer bouchinengué). Dans la langue des « marrons », le busitongo (une sorte de créole à base d’anglais), Busi  signifie forêt et Nenge nègre. L’assemblage des deux mots donne donc : « Nègres de la forêt ». Ce nom est né de l’altération des mots anglais Bush (brousse) et espagnol Negro (la couleur noire et l’homme à la peau noire).

« Nègres de la forêt », les Businenge le sont parce que leurs ancêtres, du temps de la traite négrière, ont refusé de demeurer esclaves dans les plantations des maîtres « blancs ». Or, dans la Guyane hollandaise (l’actuel Suriname), au-delà des champs de coton, d’indigo, de tabac, de canne à sucre, il n’y avait que l’immense forêt amazonienne où l’on pouvait marronner.

 

Une pédagogie de la cruauté

« Marron » n’a rien avoir avec la couleur, ce mot vient de l’espagnol cimarron, un terme dont la racine est  Arawak (groupe amérindien). A l’origine, dans l’île de Saint-Domingue, il était employé pour les animaux domestiques fugitifs. Dès 1540, l’usage du terme « marron » s’étend à l’ensemble des colonies esclavagistes des Amériques, où il désigne désormais les esclaves ayant réussi à fuir. Ce déplacement de sens n’est pas anodin, il révèle l’animalisation systématique à laquelle étaient soumis les Nègres. Pour les planteurs, un esclave noir qui s’échappait c’était d’abord un animal ingrat et paresseux, un animal mal dressé…

Afin de dissuader les candidats au marronnage, les colons avaient souvent recours à une pédagogie de la cruauté : « En 1730, on fit une exécution barbare sur onze malheureux nègres captifs, afin d’épouvanter leurs compagnons, et les porter à se soumettre. Un homme fut suspendu vivant à un gibet par un croc de fer, qui lui traversait les côtes ; deux autres furent enchaînés à des pieux, et brûlés à petit feu ; six femmes furent rompues vives, et deux filles décapitées. (…) Cette atrocité produisit un effet contraire à celui qu’on avait attendu. Les rebelles Saramacas (un des six groupes bushinengués) en furent si furieux que, pendant plusieurs années, ils devinrent les plus redoutables aux colons » (Capitaine au Suriname : « Une campagne de cinq ans contre les esclaves révoltés », G. Stedman, édité à Londres en 1794). La guerre d’indépendance des Saramacas en témoigne, loin de se réduire à une fuite, le marronnage constitue l’une des formes majeures de la résistance à l’esclavage. Bien sûr les grands « Marronnages », ceux qui enfantèrent des cultures et de grandes histoires collectives, n’ont pu se produire partout. Mais quel que soit le type de marronnage (vers la ville, vers la foret, individuel, collectif…), la fuite ne représente que le premier moment de la prise de liberté.

 

Un art de la fugue

Pour un esclave, reconquérir sa liberté cela passait d’abord par la fuite : dans les mornes (anciens volcans), les forêts, les espaces vierges, le plus loin possible du système esclavagiste et de son régime concentrationnaire. Dans les petites îles, du fait de l’exiguïté du territoire, les esclaves fugitifs étaient souvent repris par les planteurs qui, à l’occasion de grandes battues, lançaient hommes et chiens à leurs trousses. Mais sur le continent américain et dans les grandes îles de la Caraïbe (Jamaïque, Cuba…), l’étendue des espaces offrant une multitude de refuges, de véritables communautés de noirs marrons ont pu voir le jour.

Ce qu’on appelle les « fuites d’esclaves » a souvent engendré de véritables luttes organisées de la part des « fugitifs » contre les colons : pillages, libérations d’esclaves, guerres d’indépendance… Ce qui définit le marronnage, ce n’est donc pas tant la fuite (avec sa connotation de lâcheté) que le retrait stratégique ouvrant la possibilité de l’offensive. L’efficacité des attaques des Marrons et leur caractère éclair, sont directement liés à la maîtrise d’un subtil art du camouflage, du subterfuge, de la disparition. Marronner c’est pratiquer l’art de la fugue, un art de la variation (des présences, des apparences et des actions) : être capable de disparaître à tout moment pour refaire surface là où on ne vous attend pas, inventer constamment de nouvelles tactiques, se fondre dans les différents milieux et mettre à profit leurs accidents…  A Haïti, contre les colons français, les Nègres rebelles ne se sont pas contenter de lancer des opérations de guérilla, ils ont organisé, au nom même des idéaux de la République française (Liberté – Egalité – Fraternité), une véritable révolution marronne. C’est ainsi qu’en 1804, Haïti devint la première République « Noire », la première République Sud-Américaine (Bolivar, le « héros libérateur » de l’Amérique du Sud, fut soutenu par Haïti…) . Partout ailleurs, dans les Amériques, les groupes de Marrons ont été progressivement dispersés ou détruits. Partout excepté au Suriname et en Guyane française, où aujourd’hui encore ils représentent un groupe culturel important avec son mode de vie, ses langues, ses arts, ses coutumes propres. Dans les Amériques, les Businenge représentent la dernière véritable communauté « Marronne »

 

L’ART BUSCHINENGUE

« Tembé » est le terme employé par les Bushinengués pour désigner leurs pratiques plastiques. Ces pratiques trouvent leur origine dans la conception et la décoration, par motifs gravés ou peints, d’objets de la vie quotidienne : tambours, pagaies, peignes, façades de maison, proues de pirogues…  Le « Tembé » c’est un art de la variation et du rébus. Le sculpteur ou le peintre Bushinengué décline, de part et d’autre d’un axe de symétrie, des motifs géométriques et des entrelacs. Ces compositions renvoient souvent à toute une symbolique érotique ou philosophique qu’il faut savoir déchiffrer. Dans les peintures traditionnelles, ce sont  les trois couleurs primaires qui dominent, le noir et le blanc ne servant qu’à les faire ressortir.

 

BONI, « UNE REVOLTE PLUS TERRIBLE… »

« En 1772, une révolte plus terrible que toutes les précédentes éclate sur les bords de la Cottica. Elle a pour chef un mulâtre nommé Boni, né dans les bois d’une mère esclave et fugitive. Les milices de la colonie sont insuffisantes et l’on demande au Prince d’Orange (Hollande) un corps de troupes régulières pour combattre l’insurrection. (…) Le colonel Fourgaud, chef de ces soldats (…), était un de ces hommes de fer comme il en fallait pour diriger une pareille expédition. Dur, impitoyable pour des souffrances qu’il partageait lui-même, il poursuivait son but, faisant manœuvrer ses troupes en tous temps et en toutes saisons, à travers criques, marécages, savanes, pri-pris, sans s’occuper des cris et des plaintes des officiers et des soldats, mais aussi sans laisser repos ni merci à l’ennemi. La prise du village de Gado-Saby, où se trouvait Boni lui-même, donna le coup de grâce à l’insurrection ; mais la victoire avait coûté cher aux vainqueurs. Sur 2000 hommes envoyés de Hollande, 100 à peine revinrent au pays, malades et épuisés des suites de cette affaire désastreuses. (…) Blessé, poursuivi à outrance, chassé successivement de ses villages incendiés, Boni guide la retraite de ses soldats ; il franchit le Tapanahoni et se réfugie vers le haut Maroni avec les débris de sa nation dispersée. »

  1. Bouyer In La guyane française, notes et souvenirs d’un voyage effectué en 1862/63