« Ceux qui passent » : un livre de grand reportage pour sortir les migrants de l’oubli

Très médiatisées, la fermeture du camp de Sangatte en 2002 et la destruction de la « jungle » de Calais en 2009 n’ont rien changé. Guidés par l’espoir d’une vie meilleure, des centaines de migrants essaient toujours de passer de France en Angleterre. La journaliste Haydée Sabéran les sort de l’ombre dans un livre poignant, « Ceux qui passent », publié récemment aux Éditions Montparnasse. Le 12 avril, elle était l’invitée des bénévoles de Norrent-Fontes, un village du Pas-de-Calais mobilisé au côté des réfugiés.

C’est une belle assemblée. Ce soir, au cœur du Pas-de-Calais, une centaine de personnes partagent l’ingéra, le plat traditionnel érythréen. Une galette de blé accompagnée de sauces finement épicées, à base de lentilles, de tomates, de choux, de betteraves, de bœuf. Il y a un bonheur à être là, assis dans la grande salle polyvalente de Norrent-Fontes, bourgade de 1 400 habitants. Il y a du bonheur à être réunis autour de valeurs communes – la solidarité, l’entraide. L’invitation a été lancée par Terre d’errance, une association qui soutient les migrants de passage dans la région. Fuyant leur pays, pour des raisons politiques ou économiques, ils tentent de traverser le Tunnel sous la Manche, souvent au péril de leur vie. Le jour, ils s’arrêtent ici, simplement parce que le village est situé non loin d’une aire d’autoroute. À la nuit tombée, pendant que les chauffeurs se reposent, ils se glissent en silence dans des camions en partance pour l’Angleterre.

 

Avant d’installer les tables pour le repas, Terre d’errance a invité la journaliste Haydée Sabéran à parler de « ceux qui passent ». Depuis douze ans, elle raconte leur histoire, par bribes, dans le journal. Correspondante du journal « Libération », elle doit être la seule à avoir suivi dans la durée cette actualité terrible. Elle doit aussi être la seule à avoir refusé de couvrir le démantèlement de la « jungle » en septembre 2009. Le ministre de l’Immigration, Eric Besson, avait demandé aux médias de venir filmer la destruction de ce campement illégal. « Je trouvais idiot d’aller sur place pour m’agglutiner avec 200 autres journalistes et faire le même récit que tout le monde, explique-t-elle. J’étais chez moi, devant mon ordinateur. J’avais proposé à la rédaction de raconter sur trois pages ce qui se passait, ici à Norrent-Fontes et à Angres, près de Lens. Pour montrer l’importance de l’action des bénévoles, qui permet aux migrants de ne pas être entièrement dépendants des passeurs ».

 

Mais trois pages ne suffisent pas pour tout dire. Alors, Haydée a décidé d’écrire un livre. Pigiste, c’est-à-dire rémunérée à l’article, elle prend le risque de mettre en stand-by sa collaboration avec Libé. Trouve un éditeur, lui demande un à-valoir, emprunte même un peu d’argent. Se donne trois mois pour écrire. En met neuf, absorbée corps et âme par son sujet.

 

Donner vie à des fantômes

 

« Quand j’expliquais sur quoi j’écrivais, on me répondait souvent avec étonnement que toute cette histoire était finie : pour beaucoup de gens, les dernières images datent de 2009, quand la ‘jungle’ de Calais a été démantelée, relate-t-elle. Les migrants sont des fantômes, des ombres, des gens qui passent le long des routes, à peine des gens… J’ai voulu avec ce livre les remettre à leur place d’humain, en leur donnant la parole. Ce qui demande du temps : il faut briser la glace, établir la confiance, parce que les migrants n’ont pas toujours intérêt à nous parler, à nous les journalistes. Il faut aussi prendre le temps de se comprendre, alors qu’on ne parle pas la même langue. »

 

Les premières années, à Sangatte, de nombreux demandeurs d’asile venaient d’Iran ou d’Afghanistan. Haydée mobilise des bribes de persan, la langue de son père. Elle noue des relations de confiance avec quelques uns, qu’elle retrouve plus tard en Angleterre pour les interviewer. En 2001, elle parvient même, avec un photographe, à convaincre un passeur de les emmener dans la zone interdite d’Eurotunnel. « C’était un Iranien, un passeur d’occasion qui est passé ensuite en Angleterre. Sur le chemin, il racontait des blagues, parce qu’il disait que c’était la seule manière de faire oublier la fatigue. On est allé jusqu’au bout, j’ai vu les gens sauter dans les trains, mais je ne les ai pas suivis, j’avais trop peur », confie-t-elle, devant une assistance médusée par tant d’audace.

« Cette histoire que personne ne connaît »

 

Dans son livre, Haydée Sabéran évoque aussi ceux qui aident les migrants. Ces hommes et ces femmes qui très vite se sont mobilisés « pour parer à l’urgence humanitaire » comme le dit l’association Terre d’errance dans ses tracts. « C’est un sujet que je rumine depuis des années, dit la journaliste, et je ne voyais nulle part raconter le travail des bénévoles. Le reste de la France ne sait pas qu’ici, il y a des gens en contact permanent avec les migrants. Je voulais raconter cette histoire que personne ne connaît, cette histoire d’humanité, qui est tout de même très rassurante dans le climat actuel ». En quelques beaux chapitres, Haydée Sabéran rend hommage à ceux qui se sont assemblés ici ce soir à Norrent-Fontes… Et qui l’écoutent, captivés, raconter un peu de leur histoire.

 

Leur village a fait la une de la presse locale en début d’année. Le 29 janvier 2012, le préfet du Pas-de-Calais, Pierre Bousquet de Florian, a ordonné la destruction du campement des migrants installé sur un terrain municipal. Une date qui n’avait pas été choisie au hasard. « Pile un an, jour pour jour, après une manifestation où 500 personnes, élus et citoyens, avaient protesté contre une première mise en demeure de détruire le camp », souligne Nan Suel, présidente de Terre d’errance. Mise en demeure prononcée le… 24 décembre 2010, après que l’Agence régionale de santé ait constaté sur place l’insalubrité des lieux, relate l’association.

 

Du répressif et de l’humanitaire

 

« Évidemment, personne ne nie que ce camp bricolé sur un terrain municipal avec des palettes et des bâches était insalubre. Mais les autres camps du Pas-de-Calais n’ont pas été démantelés : en réalité, cette destruction était une réponse au conseil municipal, qui avait eu lieu l’outrecuidance de réclamer une participation à l’État pour les frais d’hébergement des migrants en période de grand froid », analyse Nan Suel. La version du préfet est toute autre. Il affirmait dans La Voix du Nord fin février : « Si on laisse prospérer ces camps, on aboutit à un ‘Sangatte’. Le volet répressif a été accompagné d’un volet humanitaire. On a trouvé des solutions pour les repas, les douches, les soins… ».

 

Ancien patron du contre-espionnage français, Pierre Bousquet de Florian est devenu depuis peu préfet de région en Haute-Normandie. Mais avant de quitter la région, il a envoyé la facture à la commune : 21 270,86 euros pour rembourser les frais engagés pour détruire le camp. « L’État ne peut pas faire peser sur les communes sa politique d’immigration qui est une mise en œuvre très répressive et spectaculaire des directives européennes, réagit le maire (EELV) Marc Boulnois dans un communiqué de presse publié le 5 avril dernier par L’Écho de la Lys. Les communes qui se trouvent être sur les routes migratoires essaient de faire face à la situation du mieux qu’elles peuvent : elles font leur possible avec les associations de solidarité pour accueillir le plus dignement ces personnes vulnérables confinées à l’errance sur le territoire. »

 

« Le problème de l’immigration »

 

Car si le camp n’existe plus, les migrants sont toujours là. La municipalité accueille actuellement une quarantaine d’Érythéens, Soudanais et Éthiopiens dans un hébergement d’urgence hivernal. Et se demande, comme l’association Terre d’errance, que faire une fois le printemps revenu… « Si on ne reconstruit pas de campement, les migrants vont se disperser en petits groupes, redoute Nan Suel. Nous envisageons donc de construire des préfabriqués dessinés par le logisticien de Médecins du Monde ».

 

Au début de la soirée, la jeune femme a dit quelques mots à Haydée Sabéran. Elle a tout dit, avec ces quelques mots. « Ton livre ne parle pas de bénévoles et de migrants, mais d’hommes et de femmes, qui se croisent sur ces terres. Ton livre montre que les migrants ne sont pas un problème, comme on l’entend souvent, mais que ce sont eux qui sont en difficulté. On parle souvent de la ‘question’ des migrants, en alignant des généralités et des chiffres. Alors que ce sont des gens. Juste des gens. »